jeudi 28 juin 2007

L’accident

C’est lundi, il fait gris et je suis coincé dans un embouteillage sur l’autoroute. Sans doute un accident. Cela fait au moins dix minutes que nous n’avançons plus. Les pompiers et les gendarmes sont passés tout à l’heure sur la bande d’arrêt d’urgence ; depuis, plus rien. Des gens s’impatientent à côté. Que faire ? Rien. J’ai arrêté le moteur. Et si ça m’arrivait, un jour ? J’y suis souvent, sur l’autoroute. Ai je bien vécu ?... En tout cas j’aurai bien pêché.
Mon esprit commence à vagabonder, il me raconte des soirées avec les copains, des poissons fabuleux (au moins le sont-ils dans ma mémoire), des émotions, des impressions, des odeurs et des spectacles naturels que seul le pêcheur peut voir quand, seul au bord de l’eau, il laisse tous ses sens s’éveiller à ce qui l’entoure… Des carpes qui sautent, une libellule multicolore qui se pose sur ma canne, le martin pêcheur qui passe, tel un éclair bleuté, le violet intense d’un iris qui éclot. Une vie qui naît, d’autres qui meurent. C’est la vie, dit-on… Quand on naît, on sait qu’on va mourir, funeste destin… C’est ce qu’on fera du temps qu’on a entre les deux qui fera une différence. Certains travailleront toute leur vie pour être les plus riches, d’autres ne travailleront jamais, ou si peu, sous prétexte que cela les fatigue. Je suis entre les deux, je suis un français moyen, je profite lâchement de mes jours de congés pour ne pas travailler et, souvent, aller à la pêche.

La pêche, ma vie ; elle m’a aidé quand ça n’allait pas, m’a apporté de grandes joies quand ça allait mieux et m’a surtout fait voir, par moments, à quoi ressemblait le bonheur, cette carotte dont on nous parle quelquefois. Oui, je l’ai effleuré du bout des doigts de temps en temps, dans quelques moments de félicité trop rares mais tellement beaux…

N’oublions pas le poisson, René Fallet disait qu’en matière de pêche, l’amour est plus fort que l’amorce. Je crois bien que c’est vrai. J’aime le poisson comme un ami, mon vrai compagnon de pêche. Quelquefois infidèle, volage, lunatique mais si indispensable. D’ailleurs, sans lui je vois mal pourquoi nous irions à la pêche… Bon, c’est vrai aussi que planter un hameçon de 3/0 dans la gueule de son compagnon, ce n’est pas très cool, en tous cas, moi je n’aimerai pas trop… Mais sans cela, comment le rencontrer ? Comment le tutoyer, quelquefois même lui faire un bisou, forcément mouillé, avant de le remettre à l’eau. Quoique, je ne les ai pas tous remis à l’eau… J’en ai tué pas mal… J’ai bien peur que, si Dieu était un poisson, les portes du paradis me restent éternellement closes. Tant pis, j’irai en enfer et là, je pêcherai dans le Styx, est-ce qu’il y a des poissons en bas ?

Hier, je n’ai pas pu aller pêcher. D’autres y étaient sûrement, au bord du Doubs, du Rhône ou du ruisseau de Machin-Chose. Ils ont tous, je suppose, eu du plaisir, simplement à être là ; là où les autres ne sont pas, dans ce monde invisible qui se développe autour de chacun d’entre eux et que les autres, même en regardant avec tous les appareils du monde, ne verront jamais. Ce monde s’appelle imagination, espoir, observation silencieuse du moindre indice, du moindre frémissement du fil ou de la plume ; quelquefois on l’appelle aussi sens de l’eau, mais peu d’entre nous parviennent à ce degré de communion avec la rivière qu’ils arrivent presque à « voir » ce qu’il se passe au dessous.

Je me souviens des aubes… Que l’on soit en bateau sur un lac ou à pied le long d’un torrent, l’aube est toujours un moment particulier. C’est un parfum et une luminosité indéfinissable et incompréhensible pour ceux qui ne l’ont pas vécu au moins une fois. La nature qui s’éveille, un hibou qui rentre dans la grotte là haut et se couche, les chevreuils qui sortent de leur cache nocturne et qui broutent tant que les hommes ne sont pas là… Et les poissons. Certains étaient déjà actifs avant que j’arrive mais j’espère qu’ils m’ont un peu attendu quand même. Je lance ma cuillère, m’applique à la faire passer à côté de cette vieille souche qui me semble creuse dessous. Rien. Peut être là, juste en amont, il me semble qu’il y a une cache sous la berge. Tac ! Ca y est, j’en ai une ! Elle essaie de fuir dans le courant mais elle est trop petite. Je la ramène doucement, hop, elle s’est décrochée. Tant mieux, elle sera peu blessée. Je continue ma progression. Je suis au bord de Cabanac, je pêche la carpe. Mon écureuil monte, le détecteur sonne une ou deux fois mais ça ne démarre pas. J’attends, tendu comme un arc… Tout à coup, ma ligne s’emballe, le vieux Carpsounder ne sonne plus, il hurle. Je prends la canne et ferre. Elle y est ! Je monte sur le petit Tabur et commence à rattraper le fil. La carpe se débat au bout, elle doit être jolie, en tous cas elle tire. Dix, quinze kilos, un peu plus ? Je mouline, je la vois enfin dans la lumière tamisée du matin, elle est un peu plus petite que ce que je pensais. Tant pis c’était un plaisir quand même de vous connaître, mademoiselle. Elle est à l’épuisette. Je la décroche et la remets à l’eau. Pas la peine de risquer de la faire souffrir pour une photo. Je suis au bord du Vidourle avec ma canne « casting », j’expédie mon grub avec délicatesse dans la trouée, entre les grands nénuphars. Une ombre. Est-ce un black ? Une carpe ou une tanche ? Rien ne tape sur mon leurre. Je ramène doucement en animant un peu et en faisant des petites poses qui le laissent retomber au fond. Je change, un worm sera peut être plus efficace. Je le renvoie doucement, en freinant la ligne du pouce pour le poser en finesse. Un rayon de soleil commence à pointer qui me permet de le voir couler. Encore une ombre derrière ! C’est un bass, cette fois j’en suis sûr ! Il suit mon leurre dans sa descente puis reste fixé sur lui quand il est au fond. Je le décolle de deux petits coups de scion. Je l’ai ! Le beau poisson monte, fait éclater la surface lisse avec force éclaboussures. Il secoue la tête pour se décrocher de ce ver qui le pique. Je vois un truc tomber à côté. Je reprends contact, plus rien. Il s’est décroché. Tant pis, beau poisson… Le soleil se lève, l’aube est terminée.

Un bruit, c’est un détecteur qui sonne ! Je suis à Sylvereal, un silure tire ma ligne. Je sursaute.
Où suis-je ?... Ah oui, ça y est, l’autoroute, le bouchon… Je me suis endormi, ce qui ne plait pas à ceux qui sont derrière moi, ce sont eux qui klaxonnent ; ceux de devant ont commencé à avancer. Je peux aller vers le bureau ; là bas, sur l’ordinateur, je regarderai les photos des gorges du Verdon pour finir mon rêve…

samedi 16 juin 2007

Petite ballade verdonienne

Me revoilà dans les gorges du Verdon. J’ai laissé derrière moi tous les ennuis, les problèmes. Le travail, la famille qui ne va pas, les agents qui ne veulent rien comprendre, PFFFTTT, envolés.
Je suis seul, l’homme unique, l’archétype de l’être humain, quelquefois si généreux et d’autres fois si con… Mais aujourd’hui, je ne parle pas, je ne pense pas, je pêche.

J’ai mis un pantalon de treillis, mes chaussures de montagne, pris ma canne et mon sac à dos et enfin me voilà, prêt à prendre la truite de ma vie ; ou plutôt à essayer d’en attraper une… Parce que ce que je viens chercher ici, ce ne sont pas de simples poissons, ce sont les reines des eaux douces, les plus grosses, les plus puissantes, les dignes cousines du roi saumon, ce grand migrateur qui parcourt des milliers de kilomètres pour perpétuer son espèce. Ici, et surtout avec les techniques que j’utilise, on ne capture pas de truitelles, seulement des poissons dont la taille moyenne dépasse allègrement les deux kilos ; ici truite rime avec dynamite. Dans ces courants puissants, chaque touche se transforme en coup de fusil dans la canne, le frein du moulinet doit être réglé à la perfection sinon, CLAC, casse assurée.

J’attaque le parcours au dessus de la réserve. A cet endroit, les gorges sont encore évasées, c’est le haut du cirque de Vaumale. Dans deux mois, les touristes se presseront nombreux jusqu’ici ; mais les vraies gorges commencent plus haut, là où les parois se resserrent, là ou le ciel semble se refermer sur moi. En bas, il y avait l’étroit du Galetas mais maintenant le lac a noyé le torrent et on le franchit en pédalo, vous parlez d’une aventure…

Je mets une ablette sur ma Drachko. La dernière fois j’avais plombé à 5 grammes mais le débit du Verdon a augmenté, il faut que j’en mette plus aujourd’hui. Peut être 8 ou 10 ? Je vais essayer 8 au début, ensuite, quand le cours d’eau sera plus étroit et le courant plus puissant, j’augmenterai. Je commence à ratisser derrière les rochers. J’arrive au poste du thermographe, l’an dernier j’en ai pris deux ici, dont une 5 kg dont mes copains se souviennent encore… Nous avions prévu un bivouac pas très loin et je l’ai prise au coup du soir, juste avant l’apéro… Nous avions un peu mal à la tête, le lendemain matin à cinq heures pour attaquer à pêcher…

Je m’applique, lancer au centimètre, dérive au ras du fond. Un éclair blanc sur le côté ! Tap, merde ! Elle est venue mais elle a juste touché, elle n’a pas pris franchement ! Je renvoie, passe et repasse sur le coup, rien à faire, elle ne reviendra plus. Dommage, beau poisson, entre trois et quatre kilos à mon avis, difficile à dire quand même ; je n’ai vu qu’un reflet au moment de l’attaque.

Je vérifie l’état de mes hameçons, il ne faudrait pas continuer à pêcher avec une pointe émoussée. Un petit coup de lime diamant pour le principe mais non, pas de doute, les pointes étaient bonnes.

Je monte doucement en ratissant le moindre bloc, le moindre remous, rien. J’arrive à l’ancienne passerelle de Mayrestre. L’énorme trou en dessous m’a déjà apporté quelques joies… Prudence, soyons précis et attentif… Je lance et relance dans le calme, en bordure du courant puis dans le courant ; rien, tant pis, la prochaine fois peut être. J’arrive dans le premier cayon secondaire. A cet endroit, le surplomb est si important que lorsqu’il pleut, on est à l’abri sous la paroi d’en face. La lumière est atténuée, on dirait que quelqu’un a mis un abat jour sur le soleil.
Là, le courant est puissant, uniforme, trop peut être, j’ai un peu de mal à pêcher correctement. Les parois sont lisses, je suis plusieurs mètres au dessus de la rivière, je décide de passer au dessus pour retrouver un secteur avec des blocs, des remous et des postes un peu plus marqués.

Cela fait déjà plus de deux heures que je pêche et je n’ai eu que cette touchette au thermographe mais je sais que cette pêche est ainsi, rude, difficile, exigeante physiquement et moralement ; peu de touches, un parcours difficile dans d’immenses chaos de rochers. Mais quelle joie, quel bonheur d’être là, seul avec moi-même, avec mon âme, comme seul dans le vide sidéral. Je suis un rocher, un arbre ou une fleur. Je suis un chasseur de trésors à la recherche de la truite mythique qui, dans le Styx, a fait un pacte avec le diable et garde son or.

Merde !!! C’était quoi ce toc, une touche, le fond, un rocher ? Arrête de divaguer et concentre toi !!!! C’est pas possible d’être aussi bête !!! Je renvoie, repasse au même endroit. Toc ! Toc ! Merde, c’était un caillou au fond.
Je contourne un bloc de quelques centaines de tonnes tombé là depuis quelques dizaines de milliers d’années ; heureusement, je n’aimerai pas être là quand un comme celui-ci dégringole…
Mon ablette est abîmée et ne tient quasiment plus sur la monture, je préfère la changer car juste en amont j’en ai touché une jolie la dernière fois… Si elle y était encore… Voilà, c’est prêt. Je reste en retrait, à demi caché derrière l’énorme bloc et envoie mon appât au ras du rocher derrière lequel se tient, forcément, la truite de ma vie. Je prends contact et commence à dériver dans le remous. Mon esprit est accroché là-bas, au bout de cette ligne qui plonge dans l’eau. Mentalement, j’observe l’ablette qui descend mollement, juste animée de quelques soubresauts. Mon fil se décale sur la droite, peut être trente centimètres, je n’ai rien senti. L’espace d’une demi seconde, j’hésite, je ferre, CA Y EST, elle est au bout ! Le poisson tire, part dans le courant, essaye de dévaler, de toutes ses forces, de tout son courage. Il roule, s’enroule et me prend un peu de fil. Je le bride et, bientôt, le ramène un peu dans le remous. C’est bel et bien une grosse truite, j’ai vu l’éclair blanc quand elle s’est tournée. D’ailleurs, si c’était un chevesne, le combat serait déjà terminé… Fais attention au rush ou au saut « de près », tu as déjà décroché de beaux poissons comme ça, me dis je. A peine pensai je cela que la truite saute, s’envole, comme un i majuscule qui s’élève. Je baisse la canne pour laisser du mou le temps qu’elle retombe. Elle secoue la tête en espérant décrocher cette pointe qui la pique et la tire. Rien n’y fait... Elle replonge, je reprends contact. OUF, elle est encore au bout. Un dernier rush en direction d’un rocher, je la contre sans trop de problème et elle vient, abandonne. Je l’amène vers une plage de galet sur ma droite. Ici je peux l’attraper. D’une main ferme je la saisis derrière la tête et la plaque contre moi. Je m’éloigne du bord. Un peu plus de soixante centimètres, elle doit atteindre trois kilos. Je suis heureux. Désolé ma belle mais aujourd’hui je ne pratiquerai pas le No kill. Je la retourne et l’abat sur un rocher devant moi. Elle est morte. Je la décroche. La pêche est un jeu cruel… J’humidifie le grand sac de toile qui me sert à conserver les poissons, y glisse la truite et met le tout dans le sac à dos. Je lève la tête, regarde les parois au dessus de moi et remercie le Verdon de me donner ces joies, ces instants de félicité…

Je suis presque aux Meulards, il va me falloir emprunter le sentier au dessus, dans la colline car je ne peux plus passer au bord. Je plie la canne et remonterai tout quand j’arriverai de nouveau au bord de la rivière.

Après un petit quart d’heure de marche, me revoilà prêt à pêcher. Je ratisse le moindre recoin, tous les courants. Rien, ou presque, une truite de trente ou trente cinq centimètres est venue taper sur mon ablette toute à l’heure, sinon calme plat. Cela fait bientôt cinq heures que je pêche. Dans deux ou trois cent mètres, je serais au bout de mon parcours. Je suis content, j’ai un beau poisson dans le sac.
J’arrive sur un des derniers coups. Un grand rocher barre le Verdon, l’obligeant à se séparer en deux pour le contourner. J’envoie du côté droit. A cet instant, je me dis : « Non c’était à gauche qu’il fallait envoyer. » Tant pis, je ramène mon poisson doucement, rien. Je m’applique pour le lancer. L’ablette tombe deux mètres en amont du gros rocher, du côté gauche. Parfait, je laisse couler, prends contact. Une brusque tirée manque de m’arracher la canne des mains, je réponds instantanément par un ferrage appuyé. Là haut, une queue large comme un battoir frappe la surface à deux reprises ! Elle est énorme ! A peine le temps de réaliser, mon fil me passe devant à toute allure, elle dévale ! Ma canne se plie, le frein hurle. Le moulinet se dévide à toute vitesse. Que faire ? Je ne peux pas descendre pour la suivre, un gros rocher m’en empêche, il faudrait que je le contourne à la nage mais avec ce courant j’ai toutes les chances d’être emporté, ce n’est pas possible. Mon moulinet continue à se vider, elle m’a pris au moins cent mètres de fil, je vois le fond de la bobine. Pas d’autre solution, je mets la main sur le côté du moulinet et freine avec la paume, la canne encaisse, plie, plie encore tandis que j’appuie plus fort. Elle va casser… Tout à coup, elle se redresse… Plus rien… Je mouline, je ne sens même plus le poids de la monture… Cassé…
Quel poisson ! Quel poids faisait elle ? Dix kilos, plus peut être… Quel bonheur d’avoir tutoyé pendant quelques dizaines de secondes une truite pareille… Quelle joie et quel souvenir ! Je crois que m’en souviendrai toute ma vie… Extraordinaire !!! Enorme !!!
Je m’assieds, encore abasourdi par la puissance phénoménale de cette truite. Je regarde le Verdon, hébété. Deux ou trois minutes passent ainsi quand soudain, juste devant moi je vois un dos large, puissant, sortir de l’eau... Je n’en reviens pas, c’est elle… A-t-elle conscience que je suis là, est-ce le hasard ?
Elle disparaît, je ne la reverrai jamais, mais quel épisode de ma vie de pêcheur !

Je plie ma canne. Aujourd’hui rien ne vaudra plus que ce dos argenté, là, devant moi, …

Deux heures de marche m’attendent maintenant

La tête pleine de ces images, le retour me semblera plus court que d’habitude et quand j’écris ces lignes, vingt ans plus tard, je revois encore ce dos. Savait elle que j’étais là, à regarder le Verdon ? A-t-elle compris que j’ai tenté de prendre sa vie ? Je me pose encore ces questions et je n’aurai jamais les réponses…