samedi 15 septembre 2007

La princesse des silures

Fin août 2067, environs d’Arles.

« -Bonjour mémé.
-Bonjour Etienne, tu as bien dormi ?
-Oui, c’est calme ici mais c’est le chant des oiseaux, dehors, qui m’a réveillé.
-C’est vrai que chez maman c’est plutôt les bruits de la rue…
-Que veux tu faire aujourd’hui ? Retournes tu voir le petit voisin ?
-Je ne sais pas… Il m’énerve un peu. Il me parle tout le temps de son père qui fait des compétitions, à la pêche, et qui attrape des gros poissons. »
Sabrina sourit.
« -Ah bon, des gros poissons comment ?
-Gros comme ça, fit Etienne en écartant les bras. Il m’a montré des films sur son lecteur de poche.
-Tu sais, ce n’est pas très compliqué d’en attraper. Même moi, avant de partir faire mes études, j’allais à la pêche avec mon papa et j’en attrapais des plus gros que ça.
-C’est vrai ? Tu sais pêcher ? Tu en as déjà attrapé ? »
Des souvenirs d’une enfance heureuse affluaient. Papa, les innombrables silures, les promenades en bateau sur le Rhône, la Saône,… Le regard de Sabrina s’embua.
« -Allez, soit sage, bois ton lait pendant qu’il est chaud, ensuite tu t’habilleras et nous irons faire les courses au village.
-Oui mémé. »


« -Ca y est, tu prêt ?
-Oui, j’arrive !
-Dépêche toi, nous y allons à pieds.
-A pieds ???!!!!
-Oui cela nous mettra en appétit, il n’y a qu’un kilomètre quand même…
-PPPFFF…
-A ton age, tu peux parcourir cette distance sans t’épuiser, quand même… C’est bientôt ton anniversaire d’ailleurs, non ?
-Oui, j’aurait douze ans dans un mois et demi.»

Chemin faisant, elle lui expliqua les fleurs des champs, les anciennes cultures du riz en Camargue, lui fit sentir les herbes aromatiques qui poussaient au bord du chemin, lui montra les oiseaux qui allaient bientôt migrer. Il eut l’impression que la distance s’était raccourcie ; ils entraient dans le village.
« Tu vois, on est déjà arrivés. Ce n’était pas si long que ça.
Oui ce n’est pas très long, finalement, un kilomètre… »

A la supérette, le pain était encore chaud. Elle prit quelques conserves, un peu de viande pour le repas de midi et vit Etienne, un peu plus loin, à côté du rayon « jouets ». S’approchant, elle vit qu’il regardait la seule et unique canne à pêche… Elle était bien modeste à côté de celles que Sabrina avait connues… Bien sûr, celle-ci était en matériaux composites modernes, l’antique carbone n’étant plus utilisé depuis trente ou quarante ans, le moulinet fonctionnait sur mini batterie,… mais quand même, elle aurait fait pâle figure à côté du matériel de son père.

« -Mémé, on peut l’acheter ? Je voudrais essayer de pêcher dans le Rhône, au bas du jardin.
-Non, ce n’est pas la peine. A la maison, on montera faire un tour dans le grenier, je suis sûre qu’on trouvera de quoi aller à la pêche…
-Tu as des cannes ?
-Il doit m’en rester quelques unes que j’avais gardé quand j’ais vendu la maison de ton arrière grand père pour venir m’installer ici. »

Le retour s’avéra plus rapide, Etienne courrait presque, se voyant déjà au bord du fleuve, en train d’ébahir sa grand-mère par la taille des poissons gigantesques qu’il allait forcément attraper…
A peine eut elle quitté son cabas, Etienne la pressa :
« -Elle est où la canne ?
-Attends moi ici, je vais t’en chercher une au grenier. Reste ici, ce doit être plein de toiles d’araignée. »
Au bout de quelques instants elle revint, tenant à la main la canne tant désirée et une boîte.
« Tiens, celle là mon papa l’aimait bien. Dans la boîte il y a des leurres pour accrocher au bout. Je vais te mettre un émerillon à agrafe, ainsi tu pourras changer plus facilement. Tu sais bien nager, je crois ?
-Oh oui, j’ai mon diplôme de natation sur 50 mètres !
-Bon, mais soit prudent quand même. Tu restes au bas du jardin, que je te voie de la fenêtre.
-Oui mémé, promis. »
Il regarda le matériel.
« -Shimano…Stella…Connais pas… Comment ça marche ces moulinets ?
A peine lui avait elle expliqué le fonctionnement de tout l’attirail qu’il sortit en courant, pressé de prendre au moins la moitié des poissons du grand fleuve.

Au bout d’un quart d’heure, il rentrait, la mine déconfite.
« -Ca mordait pas trop et d’un coup, j’ai laissé coulé, comme tu m’as dit, mais quand j’ai tiré, c’était dur. J’ai tiré, tiré mais le fil a cassé… Je crois que j’en avais un gros.
-Je crois surtout que tu avais un gros caillou, au fond, dit elle en souriant. Allez, à table maintenant, le repas est prêt. »

Les tomates du jardin fraîchement cueillies et la grillade vite avalée lui redonnèrent confiance.

« -Dis, mémé, je peux y retourner cet après midi ? »
Elle le regarda en silence puis eut un sourire plein de tendresse.
« -On va monter au grenier, j’ai vu d’autres cannes, on ira ensemble tout à l’heure.
-Tu sais pêcher ?
-Un peu… Mon père m’emmenait avec lui. Certains de ses clients m’avaient surnommée « Princesse des silures ».
-Une princesse ? C’est quoi les silures ?
-Ce sont les plus gros poissons qu’on trouve en France. Depuis que tous les poissons ne sont plus bons à manger à cause de la pollution, les pêcheurs ont déserté les rivières et les rares qui ont persisté ne pêchent plus que dans les plans d’eau privés ; ainsi, ils sont sûr de prendre du poisson. Dans les eaux naturelles, ou ce qu’il en reste, c’était moins facile… Bon, aide moi à ranger et on y va. »

Sitôt dit, sitôt fait. La table rangée, les voilà montant vers la quête du Graal, le matériel de pêche.

Elle ouvrit la porte, révélant ainsi un capharnaüm. Se trouvaient là des vieux meubles, des malles et tout un fatras de vieilleries hétéroclites.
« Il faudra vraiment que je fasse du vide un jour, quand tes parents seront là pour m’aider.
-Je ne suis jamais monté ici…
-Le matériel de pêche est là, je l’ai vu ce matin.» Elle ouvrit la porte d’une grande armoire métallique. Là, cinq cannes avec des moulinets, deux boîtes recouvertes de poussière et un petit fourreau.
« -Qu’est qu’il y a là ? » demanda Etienne en désignant l’étui long d’une cinquantaine de centimètres.
« -Ce doit être les cloncks, je ne savait même pas qu’il y en avait. »
Elle défit la petite sangle et étala le contenu. Quatre objets allongés avec une poignée d’un côté et une tête ronde de l’autre. Deux était en bois, les autres en matière synthétique, peut être du carbone.
« -A quoi ça sert ?
-A faire du bruit pour attirer les silures, tu verras quand on sera dans le bateau.
-Le bateau ?
-On va prendre la barque en carbone renforcée qui traîne derrière l’abri de jardin. Je vais vérifier mais elle doit être encore bonne. On utilisera le vieux moteur électrique avec batterie polymère que ton père avait acheté il y a longtemps. Le temps de chercher des vers dans le jardin, je vais lui mettre un coup de charge flash. »

Une fois descendus, ils firent l’inventaire : Deux des moulinets semblaient grippés ; sur l’un des trois autres, la tresse, pourtant solide à l’époque, cassait à la moindre tirée. Les deux derniers semblaient encore en bon état ainsi que les bizarres cannes.
« -Mais on ne peut pas les utiliser, les cannes, elles n’ont pas d’anneaux.
-Mais oui, ce sont des cannes à fil intérieur, ne te fais pas soucis, tout va bien. On va pouvoir y aller. Regarde, les plombs sont là et les hameçons ne sont même pas rouillés.»

Le temps de ramasser quelques dizaines de vers dans le potager et la barque glissait doucement sur la berge pour rejoindre une eau qu’elle n’avait pas revue depuis des lustres…

« -Attends ! J’ai oublié les gants.
-Mais il ne fait pas froid !?...
-Non mais si un silure prend la ligne un peu fort, tu risques de te couper.
- … C’est quoi cette pêche, mémé ?
- Un peu de patience, tu verras… »

Ca y est, la barque glisse en silence sur le fleuve en étiage.
« -Si je me rappelle bien, vers ici il y avait une jolie fosse. Voilà, nous y sommes, le courant nous portera au dessus en douceur et, surtout, en silence. »

Elle prépare la canne, glissant le fil à l’intérieur, refaisant le nœud de Palomar qu’elle n’avait plus fait depuis près cinquante ans, monte un plomb de 150 grammes et enfile deux gros lombrics sur chaque branche de l’hameçon triple.

« -Voilà, c’est prêt. Tu laisse couler le montage jusqu’au fond puis tu le remontes d’un mètre et tu le dandines doucement, tu verras. Mais d’abord, mets les gants pour protéger tes petits doigts. »

L’enfant suit à lettre les instructions de sa grand-mère. Elle prend alors un de ces bâtons courbés qui étaient avec l’attirail de pêche et se met à frapper la surface, produisant un claquement sourd mais intense.

« -Attention, ça ne devrait pas tarder, cela doit faire très longtemps que les silures n’ont plus entendu ça…
-Qu’est que ce qui ne tardera pas ?
-La touche…
-Tu cr….
D’un coup, le bras d’Etienne est tiré en arrière, le déséquilibrant presque.
-Ferre ! Tire un coup sec ! Je prends la canne ! »
Elle rattrape vite le mou dans la ligne et prend contact avec le poisson.
« Ca va, il n’est pas trop gros. Prends la canne. »

Le jeune garçon s’empare de la gaule et s’arc-boute pour tirer ce monstre qui le secoue. Il grimace, combat comme s’il était au corps à corps. La canne plie, il n’arrive presque pas à tourner la manivelle. Deux fois, le moulinet libère du fil puis le silure monte enfin. Sabrina se penche et, devant son petit fils éberlué, mets la main dans l’immense gueule et le prend fermement par la mâchoire pour le soulever et le tirer dans la barque. Il s’assied, pantois, tremblant encore d’avoir tiré ce poisson géant et, surtout, d’avoir vu sa grand-mère le prendre comme ça, aussi simplement que si elle prenait le manche d’une casserole.

« -Tu es folle, c’est un monstre ! Tu n’as pas mal aux doigts ?
-Non, c’est ainsi que nous prenions les silures avec Papa. Allez, mesurons le puis nous le remettrons à l’eau après une vidéo et quelques photographies…. Un mètre vingt cinq, ce n’est pas un monstre mais c’est bien pour un premier. Donne moi ton lecteur multimédia que je filme… Voilà, tiens le bien dans les bras. Souris ! C’est ton premier silure ! Voilà, vas y, fais le glisser doucement à l’eau… Tu es content ?
-Oh oui ! J’en tremble encore.
Bon, alors on continue », dit elle avec un sourire en coin.

Deux autres silures plus tard, Etienne commençait à avoir mal aux bras, aussi Sabrina décida-t-elle de rentrer. Le soir s’approchait doucement en cette fin d’été. Le temps du retour, elle se revit, elle jeune fille, son père là, à côté, souriant après la capture de beaux poissons, ses yeux clairs rayonnants de bonheur dans le soleil couchant…

« -On est bientôt arrivés ? J’ai un peu faim…
-Oui, la maison est juste après ce virage. »


Après le repas du soir, Etienne tombait de fatigue.
« -Dis moi, c’est ton papa qui t’as appris comment pêcher les silures ?
-Oui mais maintenant, il faut aller se coucher. Demain je te parlerai de ton arrière grand père et je te raconterai un peu sa vie… »

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