jeudi 3 mai 2007

Le silure du rougeaud

Samedi, 6h du matin, j’arrive au débarcadère. Manu est déjà là, visiblement pas depuis longtemps, il enlève à peine les sangles de maintien du bateau sur la remorque.
« -Salut Manu !
-Salut Julien, ça va ?
-Ouais, tu as pensé à la réserve d’essence pour le bateau ?
-Oui et toi, tu as pas oublié les vers, j’espère ?
-Non ça va j’ai tout, allez dépêchons nous sinon le jour se lèvera avant que nous soyons sur l’eau. »

Le bateau glisse sur les rouleaux de la remorque et se retrouve rapidement attaché au bord. Les cannes dans les portes cannes, les vers et les encornets à portée de main et le blanc dans la glacière, tout est embarqué et rangé dans les coffres.

Enfin le moteur ronronne, nous enfilons les gilets de sécurité, je détache l’amarre et c’est parti. La lune est encore là, elle nous indique le chemin en se reflétant dans la rivière. Tant mieux, je n’ai pas trop l’habitude de naviguer de nuit, je préfère y voir un peu… Nous avons choisi d’aller explorer les fosses que j’ai repérées l’an dernier en pêchant le sandre au manié. Seul inconvénient, nous devons remonter le Rhône sur presque cinq kilomètres avant d’être à pied d’œuvre ; le temps presse si nous voulons attaquer au lever du jour.

Brrr, le vent de la vitesse me rafraîchi brusquement, je m’assieds pour m’en abriter un peu ; il y en a pour un gros quart d’heure.

Les étoiles clignent de l’oeil en nous voyant arriver et s’évanouissent peu après ; il fera beau. Cette petite maxime m’a déjà valu quelques saucées sans imperméable mais j’y crois toujours, je suis toujours de bonne humeur quand j’arrive à la pêche. Il n’y a qu’au .moment de partir que je suis moins heureux, car c’est çà la pêche, jouer avec des fils, des bouchons ou des cuillères pour essayer d’attraper un petit bout de bonheur qui s’appelle brochet, truite, carpe ou, plus simplement, gardon. Chaque poisson est un plaisir, une évasion sans cesse renouvelée. Mais aujourd’hui nous avons décidé de nous mesurer aux silures rhodaniens, j’espère que ce sera des GROS, ENORMES bouts de bonheur. On va dépasser les deux mètres aujourd’hui, il fait beau, le niveau d’eau est stable et un peu haut ; et si on en prenait deux de deux mètres, et puis après tout pourquoi pas trois ?

« -Oh Julien, tu rêves ? Et si tu préparais les cannes, ça serait mieux que de rêvasser ! »
Je remets les pieds sur terre, ou plutôt sur le bateau. Merde, c’est vrai, on va arriver avant que tout soit prêt. Bouge toi Juju. J’emboîte les deux brins de ma fil intérieur, tire sur l’émerillon baril qui empêche le fil de rentrer à l’intérieur sinon, galère pour le repasser dedans. Quel montage vais je prendre ? Je vais essayer celui que j’ai préparé d’après un post sur le forum du Silurus Glanis Team. Je le fixe sur l’émerillon. Les encornets ne sont pas tout à fait décongelés, moi qui avait déjà froid aux doigts… Il faut pourtant les découper en lanières et les fixer sur le triple. Je prends les vers canadiens et en fixe un sur chaque branche du 4/0 par-dessus les calmars. Je prends ensuite la nouvelle canne de Manu et lui réserve le même sort. J’ai à peine le temps de finir que déjà le pont nous servant de repère pour trouver les fosses se profile à la sortie d’une courbe.
« -On arrive, tu es prêt ?
-Ca y est, ta canne est prête aussi.
-Cool, j’espère que tu as soigné les nœuds ?
-Non, j’ai fait des nœuds qui glissent à la première traction… Mais oui, je les ai soigné mes Palomar. Le premier creux est là, 200 mètres en amont du pont, face à ces grands aulnes, passes sur la gauche et tournes plus haut.
-Oui capitaine ! »

Ca y est, nous y sommes. Là, le sondeur indique cinq mètres, nous entamons la dérive. Le deux lignes sont à l’eau, les gants protégeant les mains sont mis, ne manquent que les poissons. Nous ne clonckons pas ; il est trop tôt. Nous ne tenons pas à réveiller tout le quartier et avoir des problèmes après, déjà que certains nous reprochent de remettre nos poissons à l’eau…

Le fond plonge, six, sept, huit mètres, nous observons les traits figurant nos montages sur le sondeur. Je reste à quatre mètres tandis que Manu « colle » au fond. Un écho à cinq mètre ! Il monte, vient sur mon appât ; merde, pourquoi ne prend il pas ? YES, la touche ! La tresse me glisse entre les doigts, heureusement que j’ai le gant, il me protège de la douloureuse coupure.
« -Manu ! Touche !
-OK, j’y suis ! »
Il prend ma canne, rattrape rapidement le mou dans fil et me la donne. Je prends contact. Quelques coups de tête, il n’est pas très gros. Tant pis, premier passage, premier poisson, la journée s’annonce bien.
Petit combat, il mesure à peine plus de quatre vingt centimètres. Petite photo et à l’eau.
« -Vas grossir et reviens nous voir dans cinq ans. »
La joie et la motivation sont là, il ne reste plus qu’à s’appliquer pour bien pêcher.
Nous sommes sorti de la première fosse et continuons à dériver en nous guidant doucement au moteur électrique. Pas de bruits, nos copains ont l’ouie (c’est le cas de le dire) fine ; le moindre choc au fond du bateau, les ciseaux qui tombent, une boîte qui se renverse et on peut changer de poste… ou attendre un bon moment que tout se calme.

La matinée s’écoule doucement, deux autres poissons échouent dans le bateau. Pas de gros, le plus long mesure péniblement un mètre vingt mais il fait beau, deux copains rient en voyant le héron, surpris, s’envoler en criant, s’enthousiasment de la vitesse de l’éclair bleu turquoise du martin pêcheur et vont bientôt goûter les spécialités charcutières prévues pour le repas de midi…

Nous avons décidé d’ancrer juste en aval du pont et de caler une canne chacun au vif pendant que nous mangeons. Chose dite, chose faite ; les lignes sont tendues aux bouées que nous avons posées, l’apéro peut commencer.
Plop ! fait la bouteille de muscadet.
« -A nous, à nos parties de pêche… et un peu à nos femmes… » dit Manu en trinquant.
Le casse croûte nous restaure quelque peu ; depuis cinq heures du matin, le petit déjeuner était loin. Le vin est frais à souhait, comme une cuisse de jouvencelle diraient certains. Il nous désaltère. Le soleil est là et il commence à chauffer pas mal. La plus grande fortune du monde ne me servirait à rien aujourd’hui, je suis bien, c’est tout.

Un bruit de petit hors-bord nous sort de la léthargie bienfaitrice dans laquelle nous plongions doucement.

Un petit bateau blanc vient vers nous.
« -Où il va celui-là, il va quand même pas venir pêcher là ? » me dit Manu.
« -Et bien oui, j’en ai bien peur »

Un gros bonhomme rougeaud est au moteur, il ralentit en voyant que nous sommes installés à poste fixe.
« -Salut les p’tits gars, ça mord ?
-Pas beaucoup, des petits.
-Z’êtes au silure ?
-Ouais.
-Faites voir vos poissons.
-On les a remis à l’eau.
-Putain, y faut pas ! C’est bon le silure ! Et puis en plus, quand ça grossit ça bouffe tout, cette saleté.
-C’est vrai que c’est pas mauvais, j’en ai mangé une fois mais on préfère les remettre à l’eau.
-Moi, si vous les voulez pas, vous pouvez me les donner, je les mange !
-Désolé mais on préfère les rejeter…
-Dommage, au prix du permis, faut amortir… Vous restez là encore longtemps ou vous pêchez en dérive ? Non, c’est pas que je veux vous pousser mais je pêche là depuis trente ans alors si vous comptez pas rester, ça m’arrange…
-Il est gonflé le pépé » me glisse Manu.
« -Allez, on s’en va, sinon il va nous gâcher l’après midi. »
M’adressant à l’autre pêcheur : « Non, on allait partir, on vous laisse le poste. »

Nous ramenons les lignes, récupérons les bouées, reprenons les cannes à fil intérieur et remontons au dessus du pont pour refaire la dérive du matin.
Sitôt installé à notre place, le pêcheur lance ses cannes. Il pêche au vif, sans doute au brochet car même de loin on distingue ses bas de ligne d’acier…
Notre dérive semble moins fructueuse que le matin. Les poissons font la sieste. Ils ont bien raison, c’est probablement ce que nous ferions si ce §§§§§§§§§§§§§§ (censuré) n’était pas venu.
Une demie heure s’est écoulée lorsque nous arrivons, les yeux rivés sur le sondeur, à sa hauteur.
« -Hé, les p’tits gars, faites attention, vous approchez pas, j’en ai un gros !!! »
Relevant la tête, nous voyons le zigoto arc-bouté sur une canne démesurée avec un moulinet qui pourrait servir de treuil pour tirer une voiture.
« -Put…, si ça casse, ça va faire mal » dis je à Manu.
A peine ai je terminé ; CLAC !!! La canne mamouthesque revient comme un ressort et frappe le gros bonhomme en plein front, il part en arrière, se prend les pieds dans le matériel au fond du bateau et tombe en arrière. Nous entendons un énorme CRRAAACCC.
« -Hé, monsieur, ça va ? »
Pas de réponse.
« -Il faut aller voir »
Nous nous approchons et commençons à entendre un grommellement sourd puis voyons émerger une tête. Le fond du bateau est jonché de débris de cannes, il en a écrasé au moins trois et un espèce de petit tabouret, sa caisse de matériel est renversé et à moitié écrasée. Il se relève difficilement en râlant.
« -Ca va, monsieur ?
-Ouais, ça va, occupez vous de vos affaires.
-OK, excusez nous »
Une énorme bosse rouge et bientôt violette est en train de sortir au milieu de son front, nous pouffons et nous retenons d’éclater de rire.
« -Allez, on se fait une dernière dérive et on descend, OK manu ?
-C’est parti ! »
Nouveau passage sur les fosses, nouvel échec.
« -Le dernier creux du coin est juste en aval du pont, on le fait et on descend vers le débarcadère.
-Tiens, on dirait un petit gratouillis… »
Tout à coup, le bras de Manu part en arrière, tiré par la tresse qui zippe dans le gant.
« -J’en ai un ! »
Je prends sa canne, récupère le mou.
« -C’est bon, lâches ! »
J’ai juste le temps de sentir un coup lourd, sourd dans la canne avant de la lui donner. Il prend contact, la canne plie, le frein du moulinet chante en lâchant du fil.
« -Il est gros !
« -Je m’en serais douté ! A voir ta canne et ta tête ! »
Une belle bagarre s’ensuit, il ne veut pas monter et sonde plusieurs fois puis, après quelques minutes, le silure dégaze enfin. On voit les grosses bulles annonçant sa prochaine rédition qui montent. Ca y est, il est là. Il mesure sûrement plus de deux mètres. Je le saisi des deux mains par la mâchoire inférieure et le fait glisser avec peine contre le bord du bateau pour le basculer à l’intérieur.
« -Je crois que c’est mon record ! » crie Manu
Je prends la pince pour enlever le triple, le décroche puis vois quelques chose de l’autre côté de la bouche du poisson. Un énorme hameçon simple.
Me tournant vers l’autre pêcheur qui est en train de plier ce qu’il lui reste de matériel : « -Vous pêchez avec des simples de quelle taille ?
-Je sais pas, c’est des hameçons à requin qu’on m’a donné. Vous en avez attrapé un ? J’ai pas vu.
-Non c’est rien, juste un petit, au revoir.
-Au revoir »

Nous laissons le courant nous pousser et accostons un peu plus loin, à l’abri des regards. Dépliant le tapis de réception pour ne pas l’abîmer, Manu jubile « -Ca aurait été dommage qu’il finisse en filet ou en darne, tu crois pas ? »
Je le regarde avec un sourire et lui fait un clin d’œil. Pas besoin de grands discours…


Mercredi, 20 heures, j’arrive enfin chez moi et regarde mes e-mails. Un message de Manu : « En souvenir de cette mémorable journée. » J’ouvre les fichiers joints : les photos des petits silures. Puis toute une série du 2,25m de Manu. Quel beau poisson… Qu’aurait fait le rougeaud s’il l’avait capturé ? Probablement tué ; mais pour quoi faire ? Il n’aurait quand même pas pu manger toute cette viande, ou alors il aurait rempli d’un seul coup son congélateur. Garder un poisson de temps en temps pour le manger, c’est normal mais des poissons trophées comme celui-ci…
Peut être le reprendrons nous un jour, quand il aura encore grossi, quel bonheur ce serait…

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